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épisode 1
Les Fosses d'Evropa

Pour gagner de l’argent dans les Fosses d’Evropa, vous aviez le choix entre le crime organisé et la ligue des mécaniciens. Pour m’être essayée aux deux, je devais admettre que la différence était ténue. Certains mafieux se spécialisaient dans la contrebande de médicaments destinés aux Silices, fournissant ainsi les cybernéticiens prothésistes dont les patients rejetaient les augmentations. Mais, là encore, il fallait voir le travail de sagouin que les mécanos faisaient parfois sur leurs clients. À croire qu’ils s’arrangeaient pour qu’ils repassent régulièrement. Un petit réglage par-ci, un petit graissage par-là, et une terminaison nerveuse endommagée pour vous rendre accro aux antalgiques. Les affaires sont les affaires, comme disait mon père. Sauf que lui, ses implantations, il ne les ratait jamais. Il n’était pas le mécano le plus prisé des Fosses pour rien. Sa renommée s’était toujours révélée utile. Personne n’aurait jamais osé s’en prendre à l’un des gamins adoptifs de Vance à moins de vouloir se mettre à dos le seul homme capable de réparer à peu près n’importe qui.

Enfin ça, c’était avant.

Le poing mécanique de Drev s’enfonça dans la paroi du tunnel juste à côté de ma tête. Sa prothèse, une chose immonde et antique, laissait échapper de l’huile par toutes les articulations. Il aurait suffi de lui jeter une allumette pour le voir partir en fumée. S’il n’avait pas été occupé à me menacer, j’aurais trouvé ça triste. J’essuyai machinalement le sang qui s’écoulait de ma joue.

— Où est Vance, Adria ? gronda-t-il.

Il plaça son visage à un centimètre du mien. Son unique œil valide tenta de me foudroyer du regard, mais je fus davantage impressionnée par les cicatrices d’acné qui lui dévoraient les joues. Dans les niveaux supérieurs, un médecin les aurait effacées en deux temps, trois mouvements. Là-haut, les Silices cultivaient des corps esthétiquement parfaits. Mais il était facile de corriger une imperfection lorsqu’on était presque entièrement synthétique. Chez nous autres, les Carbones, elles étaient la norme. En fait, la plupart d’entre nous les portaient en étendard. Elles étaient autant de témoignages d’une vie de labeur, de combat et de survie. À nos étages, une cicatrice bien placée en disait davantage sur vous que n’importe quelle rumeur. Même si, dans le cas de Drev, elles racontaient surtout une récente stabilisation de ses hormones adolescentes.

— Merde, Adria ! Dis-moi où est ton père !

Je haussai les épaules. Si j’avais eu la réponse à cette question, je n’aurais pas eu besoin de jongler entre trois boulots pour pouvoir me payer une foutue cellule énergétique.

— J’en sais rien. Le vieux a disparu depuis des semaines. Même Thanil est inquiet. Tu devrais peut-être faire examiner ce joint…

— T’fous pas d’ma gueule ! Y vous aurait jamais laissé sans rien dire. Z’êtes ses gosses, tout de même !

— Si tu le trouves, tu devrais peut-être le lui rappeler.

Drev hésita. Il jeta un regard vers ses sempiternels compagnons d’infortune. Luiz et Tirana faisaient de leur mieux pour paraître impressionnants, mais il était clair qu’ils n’éprouvaient que peu d’enthousiasme à l’idée de m’intimider. C’est toujours un peu gênant de menacer une gamine avec laquelle on a grandi. Luiz fut le premier à se décider. Il carra les épaules, esquissa un pas dans ma direction… avant de se figer en tirant une drôle de tête.  Son corps se bloqua comme si ses lombaires venaient de lâcher. Je soupirai. Luiz avait perdu l’usage de ses jambes à douze ans quand une conduite de gaz lui avait explosé à la gueule dans sa propre cuisine. Le genre de truc qui signait votre arrêt de mort dans les Fosses, où votre vie ne valait rien si vous ne pouviez pas travailler. Alors, Vance lui avait déniché un exosquelette quasi complet, un truc pas très élégant, mais suffisamment efficace pour qu’il trouve à s’employer dans une ferme hydroponique. L’engin avait toujours été difficile à entretenir, et Luiz avait passé plus de temps sur la table de Vance que n’importe lequel des gamins auxquels il avait greffé des augmentations illégales. Ce jour-là, le corset de fer crachotait des étincelles et pas mal de fumée. Je me décollai du mur avec un grognement résigné.

— Qu’est-ce que tu fous ? fit Drev, inquiet.

— Je répare ton pote, de quoi ça a l’air ?

— Vance t’a appris ? m’interrogea-t-il avec espoir en me suivant comme un toutou qui a retrouvé son maître.

— Vance est Vance, y a personne comme lui, tempérai-je. Mais je l’ai suffisamment vu opérer Luiz pour savoir quoi faire.

Ce dernier me regarda arriver avec l’air affolé de quelqu’un qui aurait préféré s’enfuir. Je le comprenais. Confier sa colonne vertébrale à une mécanicienne amatrice était une idée de merde. Ma spécialité à moi, c’était le software. Je le savais. Il le savait. Mais il n’avait pas vraiment le choix. Il m’observa sans rien dire tandis que j’ôtai mon gant et remontai la manche de ma combinaison. À la vue de mes doigts artificiels, Drev prit une grande inspiration.

— Ben merde alors. On peut dire que tu caches bien ton jeu.

Je l’ignorai et tirai un câble depuis mon bras synthétique. C’était un membre de première qualité, vieux de six ou sept cents ans au plus, un des derniers modèles produits à l’époque où on savait encore les construire. Il était recouvert d’une gangue de silice renforcée qui le rendait virtuellement indestructible et était directement branché sur mon système nerveux. Rien à voir avec les horreurs récupérées sur les cadavres que les Carbones se passaient de génération en génération, au prix de raccord nerveux locaux et souvent douloureux. Non. Mon bras était le genre de prothèse qui vous garantissait généralement une mort rapide, tout simplement parce qu’elle valait largement plus qu’une vie humaine. Pour cette raison, et pour beaucoup d’autres, je camouflais les miennes sous des combinaisons intégrales. Drev et sa bande avaient de la chance que je les aime bien. Je ne me serais pas grillée pour des inconnus.

Je me branchai à l’exosquelette et demandai un diagnostic complet. Le résultat m’arracha une grimace. Je contournai Luiz pour accéder à la trappe de maintenance dans son dos.

— Et sinon, qu’est-ce que tu fous à travailler chez le vieux Primrose ? enchaîna Drev pour faire la conversation.

— Attention, j’vais commencer à penser que tu me suis, ironisai-je en resserrant un boulon à la seule force de mes doigts augmentés. T’as quelque chose à m’avouer, Drev ?

Il devint aussitôt cramoisi.

— N’importe quoi ! J’m’inquiète juste. Tout le monde sait qu’il tripote les p’tits jeunes qui travaillent pour lui. Je croyais que tu bossais avec Leonard en ce moment ?

— T’es pas le seul à morfler parce que Vance s’est fait la malle. J’ai été obligée d’improviser. Pour bouffer.

— Ton frère t’aide pas ?

— Il est malade, éludai-je en lançant un reboot complet de l’exosquelette. Il a perdu son job.

Drev fit de son mieux pour sembler compatir. Ce n’était pas une franche réussite, mais je ne m’en formalisai pas. Le mois dernier, Drev et Thanil s’étaient disputés au sujet d’une sombre histoire de fesses et ne se parlaient plus depuis. Je n’avais pas cherché à creuser. Pas besoin de ce genre d’images, merci bien. Je poursuivis ma tâche en silence, réparant méthodiquement l’usure de la colonne vertébrale artificielle de Luiz. De temps à autre, je contrôlai l’état de son système nerveux en lui pinçant le haut du dos, étouffant un sourire à chaque fois qu’il se mettait à râler. Vance faisait pareil à chacune de ses visites, mais les choses étaient différentes quand la personne qui vous chahutait était allée à l’école avec vous.

— Tu sais, hésita Drev alors que je refermai le clapet de maintenance de l’exosquelette. J’ai entendu parler d’un boulot. C’est du lourd. Pas l’genre de truc qu’on pourrait faire, nous aut’ les Carbones. Mais de c’que j’vois, ça pourrait être dans tes cordes. C’est risqué, mais les mecs payent bien. Tu devrais p’t’être te renseigner. Pour bouffer.

— T’es sympa Drev, mais j’suis pas une Silice, me rebiffai-je, vexée.

— P’t’être pas, mais t’es pas entièrement Carbone non plus.

Je soupirai. Je n’aurais jamais dû leur montrer mon bras. Ce n’était pas faute d’avoir été prévenue. Vance nous avait fait jurer de ne jamais montrer nos prothèses à qui que ce soit. Ça m’apprendra à jouer les bonnes samaritaines.

— Merci, vraiment. Mais on va s’en sortir. Vance va revenir.

— C’est toi qui vois.

Une notification apparut néanmoins dans le coin supérieur droit de mon champ de vision. Le communicateur intégré à mon oreille émit un bip à la réception du message. Super, j’étais désormais en possession des coordonnées « d’employeurs » probablement recherchés par les flics. Et moi qui m’étais promis de rester dans les clous tant que mon père ne serait pas revenu… Qui s’occuperait de Thanil si je me faisais embarquer par les flics ?

Luiz se redressa. Il se pencha d’un côté, puis de l’autre, et sourit.

— Merci bien, Adria.

— Mais de rien. Évite de le malmener. Il commence à se faire vieux.

Il esquissa une grimace. L’exosquelette avait été produit près de deux mille ans plus tôt, et Luiz faisait de la manutention dans une ferme où les accidents étaient légion depuis que le Concile avait dérégulé les mesures de sécurité pour accélérer la production. Il ferait de son mieux, comme toujours, mais à l’impossible nul n’est tenu. Il serait de retour sur l’établi de Vance dans deux semaines, maximum. Enfin, s’il daignait réapparaître.

Je saluai Drev et ses potes avant de m’éloigner. La tête me tourna. D’après l’horloge affichée sur ma lentille gauche, je n’avais pas dormi depuis vingt-six heures. J’archivai sans les consulter les détails du « job » censé résoudre tous mes problèmes. D’un battement de paupière, j’ouvris un fil de conversation déjà encombré de messages sans réponse. « Putain Vance, je sais pas où t’es, mais t’as intérêt à ramener tes fesses rapidement. Tes gamins rafistolés tombent en morceaux. Et ils deviennent agressifs», écrivis-je via le capteur synaptique. J’hésitais un moment avant d’ajouter : « Thanil commence à s’inquiéter. »

Le message s’afficha en dessous d’une demi-douzaine d’autres envoyés au cours des dernières semaines. Ce n’était pas normal. Vance s’absentait régulièrement, mais jamais aussi longtemps. En tant qu’ex-cybernéticien de renom, il était parfois sollicité par de riches Silices prêts à tout pour obtenir des améliorations illégales, ou réparer celles qu’il leur avait déjà posées. Ce n’était jamais très reluisant, mais ça mettait du beurre dans nos épinards. Quoi qu’ait été le beurre. Ou les épinards. Les expressions de l’ancien monde me laissaient toujours un peu perplexe.

Le métro arriva en station au moment où je posais le pied sur la plateforme. À cette heure – midi passé, heure de surface, il n’y avait pas grand monde à l’intérieur. Les rares passagers s’accrochaient aux barres métalliques, l’air morose sous la lumière froide des néons. Le wagon s’ébranla, puis s’élança sans bruit sur les rails magnétiques qui le guidaient à travers les couloirs d’Evropa depuis la nuit des temps. De loin en loin, un senseur défectueux perturbait le guidage. Le train déviait de sa trajectoire, juste un peu, juste le temps d’avoir peur, avant d’être rattrapé par l’aimant suivant, lequel recadrait la machine avant qu’elle ne s’écrase contre le mur. Il y avait longtemps que l’entretien des métros laissait à désirer. Faute d’argent et de pièces de rechange. Faute de compétences, aussi. Personne ne comprenait plus grand-chose aux technologies qui avaient jadis permis à l’Humanité de s’enfouir sous des kilomètres de manteau terrestre et d’y survivre. Les Silices aimaient prétendre qu’ils maîtrisaient la situation. Qu’ils étaient les gardiens du savoir, ou je ne sais quelle connerie du genre. Mais même eux ne pouvaient pas tout réparer. Nous nous contentions donc de survivre dans des villes souterraines rafistolées de toute part en priant pour qu’aucun système de survie ne connaisse de panne irrémédiable. Evropa, comme toutes les autres sub-mégalopoles de la Terre, ne valait pas mieux que la ruine qui servait de bras à Drev.

Une secousse plus vigoureuse que les autres me força à me raccrocher à la barre centrale du wagon. Celle-là, c’était au moins deux senseurs défectueux à la suite. Pas inquiétant du tout, pensais-je en me redressant. Dans le grand hublot encrassé de poussière, j’observais les autres passagers rajuster leur position en maugréant. C’est alors que je le vis. Assis derrière moi, un homme fixait mon reflet comme un chat qui aurait trouvé un rat de gypse au fond d’une ruelle. Mon cœur rata un battement. Il avait le regard délavé, presque blanc, des gamins nés dans la pénombre des Basses-Fosses. C’était le pire quartier d’Evropa, une succession de caves creusées à une époque où les Excavatrices avaient déjà été démantelées pour en récupérer les pièces. Les tunnels obscurs, dépourvus de la bienfaitrice lueur des hélio-néons qui simulaient le passage des jours et des nuits dans le reste de la ville, étaient le repaire des hors-la-loi et des malfrats de toute espèce. Ceux qui y naissaient grandissaient privés de lumière, et leurs yeux étaient si clairs qu’ils semblaient leur manquer l’iris. En général, c’était le dernier regard que l’on croisait avant de mourir. Horrifiée, je réalisais qu’il ne me fixait pas moi, mais bien mes doigts enroulés autour de la barre. Je tressaillis violemment avant d’enfouir la main dans ma poche. Merde.

Merde, merde, merde ! J’étais tellement épuisée que j’en avais oublié de remettre mon gant. Il avait vu. Il savait. Un sourire mauvais se dessina comme une cicatrice en travers de son visage. Une coulée glacée descendit le long de ma colonne vertébrale, enflammant mes muscles, inondant mes terminaisons nerveuses d’un message unique, un hurlement interne plutôt simple : « cours ».

« Karest » annonça une voix désincarnée comme le métro ralentissait à l’approche d’une station. Les portes étaient à peine ouvertes que je me précipitai déjà dehors, les sens en alerte et le cœur affolé. Du coin de l’œil, je vis l’homme aux yeux clairs se lever, et un second se déplier dans le fond du wagon, le regard braqué sur moi. Sans attendre de découvrir ce qu’ils avaient l’intention de faire, je piquai un sprint de tous les diables le long de la plateforme en bousculant tout le monde sur mon passage. Un concert de protestations s’éleva, puis retomba lorsque les badauds comprirent qui me poursuivait. Personne ne voulait avoir affaire aux Ferrailleurs. Personne.

Et surtout pas moi.


 

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